"Le mot d'un roi est celui de sa volonté. La volonté du monarque s'étend, au travers de la toile tyrannique de son influence, comme une secousse qui en déloge tous les sujets, les jetant en-dehors de la tranquillité que peut imposer l'existence du souverain, jusqu'à ce que son souhait soit satisfait. Mais je n'étais pas un roi comme les autres. J'étais le Roi absolu, à l'autorité suprême. Avec un sourire de dérision, je repensais à ces monarchies de mon temps, où le pouvoir venait de Dieu.
J'étais le Dieu qui me conférait ma propre suprématie. Et il était temps de l'étendre à d'autres mondes."



La Salle de l'Agmen. C'était un lieu immense, démesuré ainsi que pouvait l'être l'armée éponyme. Il s'agissait en réalité d'une place bordée de bâtiments, une sorte de cour intérieure vaste et dallée de pierre sombre, mate, dans laquelle nulle lumière ne parvenait à se baigner. En revanche, le sol était ici ou là souillé par une laque irrégulière et qui, elle, laissait l'éclat irréel des Enfers faire luire ses contours. Il s'agissait des sanglots du combat, là où les soldats avaient saigné et où leur eau rougeoyante s'était déversée, plus visqueuse et obscure que celle de tout autre être. Comme un éternel rappel pour ceux de l'Agmen, indiquant avec assez de clarté que nulle autre règle à part celle du plus fort ne leur était davantage utile.
L'aire de ceux qu'on nommait la Troupe était cernée par deux tubes de cuivre, à la circonférence égale à la paume des mains réunies, et qui s'évasait sur les côtés ainsi qu'une double trompette. Leur base serpentait à partir d'une tribune surplombant la cour, bordée par des teintures pourpres brodées ici et là d'épais cordons de fil d'or.

Vesper gravissait les marches une à une, du pas lent et cadencé d'un homme qui se répète inlassablement les instants qui vont suivre, tel un guerrier affûtant le tranchant de son arme par les mêmes mouvements auxquels seule l'habitude avait pu conférer la perfection. Lorsqu'il parvint en haut du promontoire, il s'accouda au parapet, songeur. Ses yeux étincelèrent en se portant vers le ciel enténébré des Enfers. Les portes allaient s'ouvrir, bientôt. Très bientôt. Mais jusque là, il devait patienter.

Bien sûr, cela ne l'empêchait pas de mettre personnellement quelques jalons en place. Après tout, un roi ne devait pas tomber dans la paresse outrancière...
Le suzerain infernal, l'Infernirex comme on le surnommait, écarta les bras et plaça ses mains devant la bouche des cors distendus. Il prit son temps, ramassant son énergie et convoquant les flammes de son pouvoir. Celles-ci, d'un noir d'encre marine, auréolèrent doucement ses doigts tendus et sa tête, le ceignant d'une singulière et vivante couronne. Un vent subit se déchaîna de sa chair et s'engouffra le long du métal, qui le vomit avec la force d'un coup de tonnerre éternel sur toute la cité des Enfers. Un rugissement cuivré se déversa d'abord sur l'Agora, puis dans les rues des damnés, apportant la parole royale à chaque oreille et à chaque coeur.

L'appel résonna, plus longuement que quiconque n'aurait pu retenir sa respiration. Puis il mourût, brutalement, Vesper enchaînant de nouveau son pouvoir dans les fibres de son être frémissant, éteignant ainsi le feu obscur de son don. Et il attendit, patiemment, que se présente la Troupe.
Des silhouettes sombres commencèrent à affluer de partout, investissant la Salle et venant se poster à un endroit précis. Peu à peu, des rangs se dessinèrent, puis des régiments entiers. Bien que leur apparence varia légèrement de l'un à l'autre, tous les soldats apparaissaient vêtus des mêmes atours gris, portant une cuirasse de fer comme brûlé au souffle incandescent de quelque forge qui l'aurait foncé, et emportant généralement une hallebarde ténébreuse entre leurs mains. Certains possédaient un casque, recouvrant tantôt le haut du crâne et tantôt le bas du visage.

Mais, sans exception, tous avaient la mine lugubre et déterminée. Ils savaient qu'un jour ils pourraient goûter de nouveau à l'haïssable monde de leur originaire naissance, et qu'ils pourraient y déchaîner leur amertume et leur souffrance. Pour peu qu'ils suivent de concert les Daemons et leur maître.
Vint enfin le moment où plus personne ne remua, où nulle ombre ne se profila plus pour gagner sa place auprès de ses camarades. Vesper s'autorisa un léger relâchement des épaules, avant d'inspirer profondément.

- Soldats de l'Agmen, lança-t-il d'une voix forte et vibrante, chargée d'une autorité écrasante. Le jour approche où nous pourrons obscurcir tous les ciels bleus de la fumée de la conquête. Où nous nous régalerons les oreilles des chants de supplique et des gémissements de terreur. Tous ici, nous savons mieux que quiconque la valeur du désenchantement et du désespoir, et je crois, grinça-t-il avec un rictus sardonique, qu'il est de notre devoir de l'enseigner !

Un murmure indéchiffrable parcourut la foule en armes que surplombait le monarque. Il leva un poing serré au-dessus de ses yeux, comme s'il pouvait ainsi compresser l'objet de tous les feux de son âme - haine, rancoeur et jalousie.

- A nous leur espoir ! martela-t-il. A nous leur bonheur ! A nous tout ce qui leur est cher, et que nous foulerons aux pieds ! Leurs armes, nous les briserons avec les dents, leur honneur, nous en feront des oripeaux. Si vous nous suivez, nous les Daemons, les plus damnés de ceux qui sont condamnés à ces Enfers, vous pourrez faire tout cela !

De même qu'on affamait un fauve avant de le lâcher sur sa proie, Vesper faisait gronder dans l'estomac de la Troupe la faim de tout ce qui était bon et beau. Et, une fois qu'ils hurleraient tous famine, il serait temps d'entrebâiller les portes de l'Enfer afin de leur montrer les pâturages bien ordonnés de ses ennemis.

- Aussi sera-t-il primordial que votre loyauté et que votre hargne demeurent intactes, à tout moment. Gardez précieusement en vous toute la fureur que cette existence vous inspire, aiguisez-la sur la souffrance qui vous use les nerfs à longueur de cette éternelle journée. Et vous serez dignes de participer à la Reconquête.

Ces derniers mots, il les souffla du bout des lèvres. Un frisson électrique s'était emparé de la masse sombre des guerriers au nez desquels il avait agité son cuissot d'espérance. Profitant de l'instant, il tira hors de son fourreau sa longue épée au fil irréprochable et la pointa silencieusement vers le ciel chargé et orageux. Dans un ensemble presque parfait, l'Agmen l'imita, et un salut martial tonna hors de toutes ces gorges, se répercutant comme un éclair contre les murs de pierre.

- Morituri te salutant !

Les mots jaillirent, unis, et percèrent la voûte céleste telle une lance. Et, à peine étaient-ils lancés et reçus que les sujets de Vesper commencèrent à se disperser, vaquant à ce qu'il leur avait au fond demandé : peaufiner leur ressentiment déjà assez virulent pour empoisonner l'âme d'un homme.

Un sourire narquois étira les lèvres du roi sur un rictus profondément mauvais. Il se détourna, s'apprêtant à passer à l'étape suivante : s'approcher de ses ennemis afin de poser les yeux sur ce qu'il aurait à affronter dans les temps à venir.